Les Nouveaux commanditaires : un art engagé et en contexte

Histoire en cours d’une commande actuellement menée en Région Sud et confiée en 2019 à l’artiste Marie Voignier, dont la collection du Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur compte deux oeuvres vidéo.

Marie Voignier en repérages dans la Vallée de la Roya-Bevera, Monastère de Saorge, été 2019
© Claire Migraine Courtesy : Thankyouforcoming

Inventé par l’artiste François Hers en 1991 et soutenu depuis par la Fondation de France, le protocole des Nouveaux commanditaires démocratise le principe de la commande artistique qui, s’il a été fondamental dans la genèse d’innombrables œuvres dans l’histoire de l’art, a été jusqu’à la fin du XXe siècle le privilège de quelques-unes et quelques-uns, détentrices et détenteurs d’un pouvoir financier, religieux ou politique. L’action Nouveaux commanditaires permet aujourd’hui à toute citoyenne et tout citoyen, ou groupe de citoyens, qui en exprime et justifie le besoin, de prendre la responsabilité de commander une oeuvre d’art à une ou un artiste dans un but d’intérêt général.

Agréée en 2016 par la Fondation de France pour mettre en oeuvre ce modèle, Claire Migraine mène, via l’association thankyouforcoming, un travail de terrain dans les Alpes-Maritimes et alentour. Considérant que les mutations culturelles de notre société actuelle exigent de nouveaux outils de production et de diffusion, la médiatrice se met ainsi au service de tout individu ou groupe de personnes, quels que soient son statut ou sa fonction, et l’accompagne depuis l’identification de sa demande jusqu’au financement et à la réalisation de son projet de commande artistique.

Comment cela fonctionne-t-il ? Dans un premier temps, un dialogue au cours de rencontres entre la médiatrice et les commanditaires permet de définir la nature et le contenu de la demande. En fonction de cette analyse conjointe, la médiatrice propose un ou une artiste aux commanditaires qui le ou la rencontrent. Si les commanditaires et l’artiste s’entendent, une étude est commandée à l’artiste. L’artiste élabore alors une proposition précise en s’appuyant sur les échanges organisés par la médiatrice avec les commanditaires.

Après un délai d’environ six mois, il ou elle présente son étude aux commanditaires. La commande est alors mise en oeuvre, la médiatrice prend en charge la coordination du projet, avec l’aide des commanditaires, et s’assure de la recherche de partenaires et financements pendant tout le suivi de production. À l’issue du processus de production, l’oeuvre est inaugurée puis installée auprès de son public.

La commande en cours dans la vallée de la Roya-Bevera, le choix d’une démarche collective Le dispositif « Nouveaux commanditaires » résonne auprès de citoyens et citoyennes du bassin de la Roya-Bevera, vallées du haut pays niçois et seul territoire de toutes les Alpes du Sud à abriter un passage permanent entre l’Italie et la France, le col de Tende. Alors que l’équilibre fragile de ces vallées pousse certains à les quitter, la plus médiatisée des mobilisations sur place est celle d’une partie des habitants et habitantes directement ou indirectement investis dans l’accueil des exilés, pour lesquels la vallée de la Roya a été entre 2015 et 2018 un lieu de passage privilégié, en provenance d’Italie.

Dans ce contexte très controversé, un ensemble de citoyennes et citoyens d’horizons divers qui mènent ou soutiennent ces gestes d’accueil, manifeste simultanément, début 2018, la volonté de mettre en exergue ces actions de solidarité et de promouvoir une image hospitalière de la vallée. À cette fin, le groupe se tourne vers l’action « Nouveaux commanditaires », dont certains d’entre elles et eux connaissaient l’existence.

Leur volonté manifeste de faire appel au protocole se cristallise autour d’un besoin d’intensification de la visibilité, notamment auprès du grand public et en termes positifs, sur « ce qui s’est passé » dans la vallée.

En s’inscrivant dans le débat sur les migrations de façon non clivante et métaphorique, les commanditaires tendent à faire émerger de leur démarche une dimension éminemment constructive : un besoin d’agir non pas contre, mais bien au contraire pour proposer une oeuvre valorisante, à la fois en amont dans la réflexion et la production, puis en aval dans la diffusion et l’accompagnement de la réception. En leur permettant de débattre, d’échanger et de participer à une reconfiguration collective du sensible, cette commande constitue pour elles et eux un moyen inédit d’émancipation et de reprise en charge du politique. Le dispositif « Nouveaux commanditaires » est une occasion d’agir ; non pas seulement de participer, mais de choisir une modalité d’action par l’art, qui dépasse les urgences vitales du court terme et porte une réflexion collective sur le long terme.

L’invitation à l’artiste et cinéaste Marie Voignier

D’une situation très précise, géographiquement et temporellement située et identifiable, les commanditaires souhaitent faire oeuvre universelle. Alors que de nombreux artistes sont déjà associés à la situation sur le territoire de la Roya-Bevera, les commanditaires cherchent à dépasser la question locale pour donner lieu à une oeuvre autonome par rapport au contexte source de la commande. Conscients des limites d’une commande qui convoquerait une artiste dans le seul but de « rendre compte » ou de « témoigner de », les commanditaires souhaitent que l’artiste invente une modalité visuelle ouverte, non manichéenne, pour « faire mémoire ». À la frontière entre le cadre individualisé privé et la sphère anonyme de l’État-nation, l’artiste devra veiller à ne pas seulement documenter des événements ni s’arrêter à une seule histoire ou situation, mais penser des allers-retours entre le micro et le macro, le général et le particulier.

Les commanditaires invitent l’artiste à penser un projet vidéo ou intégrant l’image en mouvement, qui se saisisse d’une expérience humaine vécue collectivement et caractérisée par la diversité de ses motivations. Cette commande artistique constituera un support de transmission, de médiation, de débat, ambitionnant de porter une réflexion transversale sur les notions de déplacements, de frontières, de migrations, de territoire, d’identité, par le prisme de l’accueil, de la solidarité, de l’hospitalité et du partage, où l’Histoire et les histoires singulières entrent en correspondance. C’est sur la base de ce cahier des charges – où le glissement entre régime fictionnel et pratique documentaire, entre le réel et sa représentation, constitue un enjeu déterminant – que la médiatrice propose aux commanditaires de faire appel à l’artiste Marie Voignier.

Marie Voignier est une artiste et cinéaste dont les œuvres ont été présentées dans des festivals internationaux de cinéma (la Berlinale en 2017) et dans des expositions en France et à l’étranger (la biennale de Venise en 2017, nommée au Prix Marcel-Duchamp en 2018, LAXART en 2019). Son travail se concentre sur la réalisation de films jouant sur des glissements troubles entre documentaire et fiction : elle cadre des situations où le réel emprunte soudainement les chemins de l’artifice, que ce soit au sein de l’industrie des loisirs, des médias de masse, des sciences plus ou moins occultes ou du monde du travail. Montrant qu’il n’y a pas de neutralité de l’observation, les films de Marie Voignier représentent autant de visions critiques d’un état du monde qui restent ouvertes à l’interprétation, misant sur une précision balistique et poétique de l’image, comme l’analyse le critique d’art Guillaume Désanges (2016).

Sa méthodologie de travail et l’ensemble de son oeuvre font écho de façon saisissante aux mots adressés par les commanditaires à l’artiste dans leur lettre manifeste inaugurale, rédigée àl’hiver 2018, et dont voici un extrait : « C’est bien dans ce sens-là que nous voudrions que tu travailles pour et avec nous, en tenant compte de qui nous sommes et de ce que nous faisons : accueillir ou ne pas accueillir ? Tu comprends certainement, pensons-nous, que cette problématique ne concerne pas uniquement notre groupe. Qu’elle est celle de toute région frontalière, ici, mais aussi bien partout ailleurs dans le monde. Que c’est une nécessité de se la poser collectivement. Qu’elle peut être largement partagée tant elle concerne les habitants de cette planète si découpée, si tronçonnée. Ton oeuvre aura donc pour intention de susciter un large débat. (…) Voilà un sacré défi, mais nous serons là pour t’aider. »

À la question sur les motivations qui l’ont poussée à s’engager dans un projet aussi complexe, Marie Voignier formule : « J’ai accepté cette commande car elle émane d’un groupe de personnes qui se sont engagées dans leur vie quotidienne à défendre des positions politiques, personnelles, citoyennes – peu importe comment on les appelle.

Que ces personnes s’adressent à moi pour travailler sur leurs expériences, qu’elles fassent appel à l’art pour exprimer quelque chose de ce qu’elles et ils ont vécu et défendu est une demande que je ne peux pas repousser en tant qu’artiste, et qui me concerne. Le protocole des « Nouveaux commanditaires » m’intéresse en ce qu’il pose la question de ce que peut l’art, et pour qui. »

Et l’artiste d’ajouter, en forme de point d’étape : « Je ne sais pas encore ce que je vais pouvoir leur proposer, je les écoute d’abord. » Nul ne sait à ce jour à quelle oeuvre donnera lieu cette commande, mais l’on pourrait aussi considérer, comme bien souvent avec l’action « Nouveaux commanditaires », que son processus même fait déjà acte de création.

Claire Migraine
Médiatrice de l’action Nouveaux commanditaires agréée par la Fondation de France, directrice artistique de thankyouforcoming